« La transmission des savoirs dans trois livres de cuisine provenço-languedociens du XIXe siècle.», Provence Historique, 218, 2004, pp. 479-489
Main Author: | Frédéric Duhart |
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Format: | Article |
Bahasa: | fra |
Terbitan: |
, 2004
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Subjects: | |
Online Access: |
https://zenodo.org/record/2543612 |
Daftar Isi:
- En Provence ou sous des cieux moins cléments, "On devient cuisinier ", comme Anthelme Brillat-Savarin l'a remarqué dans l'un de ses fameux aphorismes. Sans l'acquisition de quantité de savoirs, de façons de faire et de facultés de perception, il n'y a en effet point de salut dans l'exercice de l'art d'Apicius. Les plats du quotidien et les mets de fête sont les produits de la mobilisation de cette culture culinaire lentement accumulée. Les vecteurs sont variés, il faut compter notamment avec l'apprentissage passif de celle qui a vu faire sa mère, avec celui plus actif du marmiton et de celle qui a aidé sa mère, ou avec la fréquentation des livres de cuisine. Ces ouvrages, surtout lorsqu'ils sont régionaux, ne doivent pas être confondus avec un instantané des pratiques qui ont cours en un lieu donné à une certaine époque: car, même s'ils nous aident à mieux connaître ses usages, ils sont avant tout des discours produits dans des formes particulières, avec des intentions qui le sont tout autant et dans des contextes socioculturels précis. Les trois ouvrages majeurs qui ont vu le jour en terre provenço-languedocienne au XIXe siècle sont de parfaits témoins de cette nature si particulière du livre de cuisine. Le fait d'étudier conjointement des écrits parus en Bas Languedoc (Le Cuisinier Durand, Nîmes, 1830) et en Provence (Le cuisinier méridional d'après la méthode provençale et languedocienne, Avignon, 1835 et La cuisinière provençale, Marseille, 1897) ne trouve pas ses racines dans un choix arbitraire. Il s'agit tout au contraire de respecter l'intégrité d'un Midi éditorial: le propos de l'auteur de l'ouvrage paru en Avignon ne prend tout son sens que dans une confrontation avec l'œuvre pionnière de Charles Durand. Nous devrons emprunter plusieurs voies pour analyser la transmission des savoirs culinaires telle qu'elle s'opère dans les livres de cuisine provenço-languedociens du XIXe siècle: après nous être aventurés à la rencontre de leur auteur et de leur public, nous goûterons la cuisine qu'ils nous proposent afin d'en dégager les principales caractéristiques; il nous restera ensuite à observer le pédagogue au travail, en considérant ses outils. La cuisine provençale possède des appas certains, mais il serait dommage d'en oublier toutes les autres! Aussi ne manquerons-nous pas en diverses occasions de replacer nos trois livres méridionaux dans un contexte plus large, par le truchement de comparaisons avec des ouvrages venus d'ailleurs. Ces cuisiniers "régionaux" sont en fait des œuvres très personnelles: le livre de Charles Durand est marqué par la forte personnalité de son auteur, celui de Jean-Baptiste Reboul se nourrit des expériences successives d'un chef consciencieux; cela vaut aussi pour Le cuisinier méridional même si son compilateur, qui a su lui donner une orientation bien particulière, reste anonyme. Le cuisinier Durand a la prétention d'être LE livre utile à tous ceux qui s'affairent en cuisine, des chefs aux ménagères; les deux autres ouvrages affirment des ambitions plus modestes, ils entendent être de simples livres de ménage, mais s'autorisent cependant quelques préparations sophistiquées. Tous proposent une cuisine classique, bien souvent bourgeoise, matinée de quelques préparations ou d'usages plus locaux; elle n'est en rien une cuisine conservatoire, tout au contraire, c'est une cuisine bien de leur temps que ces œuvres proposent. Des efforts dans l'organisation des matières contenues dans les livres, la présence de lexiques et quelques autres éléments témoignent d'une forte volonté pédagogique des auteurs: ils offrent aux lecteurs des manuels, des ouvrages utilitaires. La langue régionale n'y trouve pas de place, sauf dans les éditions tardives de La cuisinière provençale, où son emploi occupe une double fonction, celle d'un intérêt pratique et celle d'un pur enjolivement félibréen. Bien des aspects de ses ouvrages nés sous le soleil du Midi se retrouvent dans les livres de cuisine régionaux de nombreuses autres contrées; mais il suffit d'aller dans le Sud-Ouest voisin pour voir apparaître à côté de ceux-ci des traits distincts, comme l'orientation beaucoup plus politique de certains ouvrages, tel Le cuisinier landais. Ces stimulants contrastes nous montrent tout l'intérêt d'une histoire régionale de la culture alimentaire... si elle ne sert pas à regarder "le reste avec mépris du haut de ses remparts" mais au contraire à aller vers les autres pour construire une histoire européenne.